Après Le Maitron...

De l'été 2020 à décembre 2022, j'ai pris un grand plaisir à écrire dans Le Maitron, dictionnaire biographique du mouvement ouvrier - mouvement social, pour retracer les parcours de celles et ceux dont je croisais les noms sur ma route, de la Provence à l'Ile-de-France, en passant par les Vosges et la Bretagne. À l'origine de cette œuvre collaborative, il y a Jean Maitron, un historien atypique et novateur qui a voulu mettre à l'honneur celles et ceux qui se sont battus pour l'émancipation, les "obscurs et sans grade" qui forment les maillons de l'histoire collective, dans un dictionnaire ouvert à toutes les tendances du mouvement ouvrier. Dès le départ, cette œuvre ambitieuse s'est heurtée à l'hostilité d'historiens reconnus. Pour ces derniers, les biographies individuelles avaient peu d'intérêt comparées aux groupes et aux mouvements collectifs censés faire l'histoire. Force est de constater que le cours des choses a donné raison à Maitron. Dans sa tâche, il s'est fait aider par de nombreux correspondants départementaux, qui allaient consulter les sources locales, explorer les archives pour lui envoyer des notices biographiques. Le premier volume du dictionnaire a été publié en 1964 aux Éditions ouvrières (devenues Éditions de l'Atelier).

Le Maitron s'est construit autour de grandes périodes :

• Du début de la Révolution française (1789) à la création de l'Association internationale des travailleurs, dite "1ere Internationale" (1864)

• De l'Internationale à la Commune (1871)

• De la Commune au début de la Première guerre mondiale (1914)

• De 1914 au début de la Seconde guerre mondiale (1939)

• Du régime de Vichy (1940) à Mai 1968

La prochaine période prévue allait de 1968 à 1981, mais elle n'a pas été rendue publique, car jugée trop récente, les protagonistes des événements concernés étant en vie pour la majeure partie d'entre eux et les débats de l'époque encore trop frais.

Si Jean Maitron imaginait à l’origine une dizaine de volumes évoquant les militant.es par ordre alphabétique, il a été dépassé par l'entreprise qu'il a initiée. Grâce à l'engouement suscité par l’œuvre et son élargissement, celle-ci représente aujourd'hui 77 tomes, comprenant des volumes étrangers (sur l'Allemagne, l'Algérie, le Japon, le Komintern, la Sociale en Amérique...), sur des corps de métiers (comme les cheminots et les gaziers-électriciens), un livre sur les fusillés de la Seconde guerre mondiale, un autre sur la Commune de Paris, un Dictionnaire des anarchistes. Cette formidable aventure humaine - car c'en est une ! - a reposé sur la collaboration entre des auteurs (enseignants ou autodidactes), des universitaires, des correspondants syndicaux et le CNRS. J'avais eu un premier rendez-vous manqué avec le dictionnaire, en 1999. À l'époque, j'étais responsable de la bibliothèque francophone du CIRA (Centre international de recherches sur l'anarchisme) de Marseille. Mais visualiser un dictionnaire dont les volumes prenaient tout un mur de bibliothèque m'avait un peu effrayé.

Grève des cheminots de Miramas, 1920.

Plus de vingt ans après ce rendez-vous manqué, le décès de mes grands-parents m'a motivé à revenir au Maitron qui avait accouché entre-temps d'une version en ligne, accessible à toutes et tous. Mes proches avaient minutieusement archivé des éléments qui permettaient de reconstituer le fil de leurs engagements et ceux de leurs parents, depuis le Front populaire jusqu'aux années 2000. En complétant les données qu'ils avaient conservées, j'ai pu retracer leurs parcours, ceux de leurs camarades, d'une partie de celles et ceux qui les avaient inspiré.es et compléter des biographies déjà existantes par des documents inédits. J'ai fait la connaissance de militants et militantes de la transmission, des gens admirables qui donnaient de leur temps sans compter pour rédiger des biographies, avec pour seule motivation de contribuer à l’œuvre commune. Les correspondants départementaux avaient fait place à des associations régionales, qui mettaient en valeur le dictionnaire, organisaient des événements autour du mouvement ouvrier et du mouvement social, produisaient de nouvelles biographies d'"obscurs et sans grade". J'ai rejoint plusieurs d'entre elles. En deux ans et demi, j'ai découvert des outils de recherche précieux, rencontré des humains extraordinaires et travaillé sur un peu plus de trois cents biographies.

Grève des Chantiers et Ateliers de Provence de Port-de-Bouc, 1936.

Aujourd'hui la recherche officielle et ses relais semblent bouder la transmission de l'histoire militante. Depuis un an, je n'ai plus accès - comme les autres auteurs du Maitron - à la coulisse du site d'où on peut rédiger de nouvelles biographies. Les associations régionales ont été mises à l'écart du fonctionnement collectif du dictionnaire et les collaborateurs contraint.es par un nouveau règlement à écrire sous les ordres d'une autorité scientifique, dont les contours et motivations nous sont inconnus. Les "obscurs et sans grade" semblent avoir été mis au rancart. J'ai refusé le rôle d'exécutant auquel on voulait nous réduire, devant suivre une feuille de route envoyée par des universitaires parisiens, bien étrangers aux spécificités de l'histoire locale ou régionale. Après une phase de sidération de voir l'éthique malmenée par des gens supposés respectables, j'ai décidé de rester fidèle à ma mission de départ : retracer les parcours d'hommes et de femmes qui se sont battu.es pour le bien commun, tenir mes engagements envers des militant.es (ou leurs familles) en transmettant ce qu'ils et elles avaient accompli. Je continuerai donc avec mes petits moyens, mes lectures, mes contacts et les outils dont je dispose, ici et ailleurs, à entretenir ce ruisseau. Qui sait ? Il fera peut-être un jour une grande rivière...

Manifestation à Arles contre la base "Atomic Bomb" américaine d'Istres, 1952.